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Pêle-mêle. En vrac. En désordre. Les dessins s’amoncellent. Les idées et les émotions s'accumulent. Réservoir où les émois d’aujourd’hui se mêlent aux lointaines mémoires de l’enfance.

J’ai quatre ans. L’orage a détrempé la terre ferrugineuse de Castille. Une senteur puissante s’en dégage. Cette odeur me donne le sentiment d’être grand, plus grand que moi. Je gonfle mes poumons, je pourrais m’envoler. L’air que j’inspire est comme une foi en moi, en mon désir de réaliser des choses, en ma capacité à pouvoir le faire, un jour. Ce que je respire, m’inspire.

Cette première émotion me donne l’accès à toutes les autres. Un simple déhanchement peut me bouleverser. Ou le mouvement brusque d’une chevelure, volume insaisissable. Ou les reflets et les rythmes sonores provoqués par les tourbillons d’un cours d’eau.
Toute cette nourriture s’entasse, grenier d’énergie où s’opérera cette mystérieuse transmutation des émotions et des sentiments dans des formes qui me touchent, me parlent et finalement me délivrent.


Aussi suis-je continuellement à la recherche d’étonnements, de questionnements, de sensations, de surprises, pour pouvoir construire et me construire à partir de cette respiration.


Alors je fais des croquis. Avec toute la fougue de l’émotion et l’excitation du moment. En quelques traits, l’idée principale, l’architecture de base, est mise en mémoire. Puis, j’oublie le croquis sur mon tas d’ébauches. Je laisse décanter. Des jours, parfois des semaines plus tard, je m’y replonge. Cette impression que j’ai ressentie si fortement résiste-t-elle au temps ? Est-elle vraiment nouvelle ? Je reprends inlassablement. Je trie, je choisis, je cherche à dominer ce dont je me suis laissé imprégner par jeu. J’essaie de distinguer les préoccupations qui reviennent sans cesse de la répétition. Je vise l’acuité, la densité, l’essentiel.

Une fois que l’idée forte s’est imposée, je redessine. J’imagine le volume. Je prends des notes. J’essaie de concrétiser les lumières et les couleurs. Je mets des feuilles à l’arbre et des pommes dessous. Je travaille à l’invisible, à ce qui ne se découvrira que par le toucher et la caresse, une adresse à l’inconscient de celui qui jouera avec l’objet.


Afin que l’objet parure épouse le corps et se fasse oublier, je cherche à ce que les formes s’équilibrent et à ce que le poids se répartisse. Je pense à la sensualité qui pourrait s’en dégager. J’aime explorer cette relation du corps et de l’objet parure, cette deuxième peau. J’ai choisi le cuir et la peau me travaille toujours.


Mais comment cela a-t-il commencé ?
Au marché aux puces, à Genève, je découvre par hasard un lot de chaussures dépareillées, ayant appartenu à la femme du roi Farouk d’Egypte. Elles sont toutes plus étonnantes les unes que les autres mais l’une d’elles me provoque un déclic. Pour sa confection, le cuir a été traité et utilisé de façon très diverse. Un cuir pour le talon haut en forme de pyramide, un autre pour une sculpture en forme de main qui semble soutenir le talon, un troisième aussi fin que les peausseries des gantiers forme le corps de l’escarpin et épouse séparément chaque doigt de pieds comme une deuxième peau, et enfin, l’axe du milieu est une armature métallique à l’intérieur d’un autre cuir. Le cuir me paraît le lieu de tous les possibles : il peut gainer ; être sculpté, et en même temps supporter le poids d’une femme en mouvement.

Un peu plus tard, c’est la solidité du cuir qui me surprend. Dans une usine, je vois la courroie de transmission d’un moteur : lanière épaisse en croupon de vache, attachée en boucle par des crochets métalliques. Elle tourne, tendue, pendant des mois.


Dans les courroies transversales d’un harnais de cheval, je découvre entre deux couches de cuir de sellerie des mèches en coton imbibées de graisse de moelle d’os. Elles nourrissent le cuir et l’empêchent de se fendiller, malgré le nettoyage à grandes eaux, les salissures et le soleil. On peut donc enfermer dans le cuir une intention, une énergie ? Comme dans les gris-gris africains ? Je commence à penser que je pourrais me mettre dedans.


La rencontre avec Robert Friederich, émérite artisan du cuir, me donne le dernier coup de pouce pour me lancer dans la matière cuir. Je conçois d’abord de petites sculptures destinées à habiter le fond des poches et puis, je commence les bijoux.

Au fil du temps, ma palette de peintre s’est enrichie d’une multitude d’autres matériaux : matières animales, matières végétales, métaux, acryliques, composites, minérales, qui devienne comme la matière de mon tableau, la substance de ma création.


Je vais me battre. Avec la matière. Avec moi. Parfois contre. Tout comme un peintre, je vais chercher ce « bleu », celui que je vois, celui que je veux, celui que je sais porteur de cette émotion indicible. Ce lapis-lazuli est-il dans les reflets de cette nacre ? Ou dans sa tranche ? Et si je prends de l’érable peint ou cet os bleui ? Du galuchat ? Une aile de papillon protégée par du cristal ? Ou alors de l’aluminium ? Mais de quoi ai-je besoin ? D’un bleu chaud ? D’un sentiment de glace ? Ou de cette matière que je ne possède pas encore et qu’il me faut chercher pour obtenir plus de définition et de précision. De toute façon, la matière qui sera à ses côtés la transformera, la rehaussera ou l’éteindra. A moi de jouer…

Mais il n’y a pas que les teintes : la rugosité qui accroche la lumière, le poli incitant à la caresse, les jeux du trompe-l’œil, des recherches d’équilibre entre des formes géométriques asymétriques, des transparences comme l’écaille sur le laiton, l’insertion de reflets qui contredisent l’analyse du regard sur une arrête saillante. Et encore, donner l’impression d’un creux à une forme qui est au premier plan, introduire une géométrie invisible ou rendre perceptible des températures différentes.


Pour ce faire, gainer, coller, remplacer une partie du cuir par une autre matière, sertir, cheviller. La créativité technique épaule l’expression. Trouver moyen pour que les éthers des parfums et la pluie n’attaquent pas l’objet. L’articuler pour qu’il épouse les mouvements du corps tout en se plaquant contre.


Le passage de l’idée à la réalisation est toujours difficile, souvent insatisfaisant. Néanmoins, au fil des jours et des rêves nocturnes, ce travail, tremplin de mes émotions, explorateur de mes entrailles, refuge des violences, digestion des barrières, reflet de mes respirations intimes, surgissement des spirales de l’inconscient, me construit et m’équilibre.

Mais il faut encore que quelqu’un porte cet objet, messager de tant de mes désirs, et l’adopte. Il faut qu’ils entrent en dialogue, qu’ils deviennent complices et qu’ils se mêlent jusqu’à l’intimité. Et, à ce moment, et à ce moment seulement, cet objet devient enfin PARURE.